Adam C.S. Hawke
♦ Réflexion (aujourd'hui)
Froid. Chaud. Lumière. Ombre. Nuit. Jour. Du plus loin que je peux me rappeler, ma vie s'est toujours balancée entre ces extrêmes. Ils me rendaient tour à tour fou, insensible, impatient, lointain, désireux, dédaigneux. Parfois, je n'arrivais plus à les distinguer. Toutes ces choses m'ont fait rentrer dans un drôle de moule. Je suis moi. À moitié mort, à demi-brisé, à moitié vivant, à demi-raccommodé.
♦ Premiers souvenirs (0-2 ans)
La rondeur d'un sein, la tendresse de ses bras, la douceur de ses mots, la caresse de sa voix. La distance d'un regard, l'absence d'une étreinte, l'oubli d'attentions, une affection lointaine. Deux personnes, deux oppositions qui avaient pourtant quelque chose en commun : leur enfant, Adam. Une mère et un père, un amour insaisissable dont ce fils en était issu.
Mais ils n'étaient pas que deux. Parfois, du coin de l'œil, petit Adam apercevait quelqu'un d'autre. Il ne le connaissait pas, pourtant, il pouvait le reconnaître entre mille. Il sentait son regard électrique dans son dos, le genre qui lui donnait des frissons glacés, qui le pétrifiait de peur jusqu'à la moelle, le laissant pantelant et déboussolé. Mais jamais il n'avait eu le courage de tourner la tête pour découvrir son visage.
S'il avait croisé cette personne de face, il aurait rencontré deux yeux noirs qui semblaient perdus dans les abysses. Un trou noir sans fin dans lequel brillait des filaments ardents de haine.
♦ Découverte d'une alliée (3 ans)
- Mon fils, habille-toi, nous sortons. Je dois voir Zakhar.Le bambin enfilait maladroitement ses chaussures, saisissait de ses doigts encore incertains sa veste de velours et se haussait sur la pointe des pieds pour abaisser la clenche de la porte. Le roi le regardait faire sans piper mot. Le plus jeune et le plus vieux sortaient de leurs appartements pour se diriger vers des escaliers. Le duo traversait des couloirs, d'autres escaliers, encore d'autres couloirs et finissait par atterrir devant une porte. Le plus petit frissonnait brusquement.
- Adam, que se passe-t-il ?
- Rien, père.Pour rien au monde il n'allait avouer qu'il avait peur. Devant ce grand panneau de porte, il se sentait si frêle, si insignifiant... Comme si le grand méchant loup se cachait derrière. Gêné, il laissait son père lui ouvrir l'accès d'un geste décidé.
Sans se soucier plus longtemps de la soudaine inquiétude qui émanait de son enfant, le roi se précipita le premier dans le logement. N'attendant pas qu'on lui fasse l'accueil - étant le supérieur, il se mettait à l'aise -, il s'infiltra dans une des pièces, laissant l'enfant dans l'entrée.
Adam s'asseyait sagement sur un tabouret. Son père l'emmenait souvent à ses "affaires", alors, il connaissait la marche à suivre : ne pas dire un mot, ne pas chercher à savoir ce qu'il faisait, et attendre qu'il revienne. Sombrant dans ses pensées, il n'avait pas entendu le froissement d'un rideau, ni le bruit des pieds chaussés qui se dirigeaient vers lui.
Une forte impression de malaise le rappela à l'ordre et, par simple mais stupide réflexe, il regarda devant lui. Son sang se glaça dans ses veines, son coeur rata un battement, et il en oublia un instant de respirer. L'esprit complètement embrouillé par la torpeur, il fixa l'homme.
Et puis il le reconnu.
Ce regard, celui qu'il refusait de voir en face, cette peur, cette angoisse, cette épouvante.
Zakhar lâcha un rictus. Si faible, si lâche. Ce gamin n'avait aucune stricte valeur pour le roi, il le savait. Et pourtant, c'était lui qui allait avoir le pompon, obtenir la part du gâteau. Comment cette chose pouvait gratter l'héritage du vieux alors que lui, son fidèle ami, avait toujours été là pour lui ? Le chérubin le regardait avec ses grands yeux innocents. Ça lui donnait des envies de meurtre.
« Et si je le tuais, ici et maintenant ? »L'option lui paraissait tellement séduisante... Il n'attendit pas plus longtemps pour s'approcher vivement du petit corps blanc et posa ses deux grandes mains sur son cou fin. Une délectation. La puissance de ce geste inondait ses veines, l'adrénaline pulsait partout jusque dans ses os, lui procurant plus de forces qu'il n'en avait déjà. Il resserra son étau de chair et lui broya la gorge.
L'enfant, trop surprit par le geste, ne disait pas un mot, ne régissait pas. Il était terrassé par la terreur. Jusqu'à ce qu'il sente que ses narines n'arrivaient plus à faire entrer de l'air, que sa trachée le brûlait, que ses poumons s'enflammaient, que son cœur cognait furieusement dans sa poitrine. Alors il tenta de se débattre.
Ses frêles mains avaient beau griffer furieusement son adversaire, l'étau n'en était que plus fort. Il cria. Mais pas un mot ne sortit, juste un faible souffle. Il papillonna des yeux. L'homme souriait avec un air de dément. Il ne pouvait rien faire face à lui. Vaincu, son corps flancha et il s'abandonna à la prise de son agresseur.
L'histoire aurait pu s'arrêter là. Adam aurait pu mourir là, sur le sol de l'entrée, étranglé par Zakhar, ce charmant homme obsédé par le pouvoir et l'argent. Seulement, ça ne se passa pas comme ça. Quelqu'un avait décidé de faire un pied de nez au destin et de bâtir l'avenir de l'enfant, âgé alors de 3 ans seulement.
Une masse noire se décolla brusquement de son petit corps, s'étira jusqu'à former une ombre et se rua sur Zakhar. Méfiant, celui-ci zieuta la chose et hésita entre s'en prendre à elle ou l'ignorer. Il décida de l'ignorer. Mal lui en pris.
Tremblant, Adam regardait, apeuré, ce qui était sorti de lui saisir la gorge piquetée de poils drus et la serrer comme elle serrerait un ours en peluche.
L'homme tenta de se défaire de cette emprise ; ses mains ne rencontrèrent que le vide, puis son cou. Résultat, au lieu de se débarrasser de l'ombre, il l'aida à se tuer lui-même.
Adam scrutait la forme noire. Il hésitait entre lui parler et partir en courant. Toutefois, quelque chose lui soufflait que si elle l'avait tué, elle était peut-être une amie. Focalisé sur elle, il lui murmura quelques mots sans obtenir de réponse.
Tandis que le son d'une porte claquée le ramena à la réalité, l'ombre en profita pour disparaître. Son père le regardait, les yeux arrondis par la surprise. Sans dire un mot, il s'accroupissait près du corps puis posait une main sur son front. Les sourcils froncés et le front plissé, il semblait se concentrer. Quelques instants plus tard, Zakhar était sur ses deux pieds. Dans ses yeux, la flamme de la haine s'était attisée : à présent, elle dévorait ses yeux.
La jeune femme soupira. Elle se devait d'informer son fils de ce qui se tramait depuis plusieurs mois, mais l'envie n'était pas présente. Son petit bébé, son bout de chou... Elle voyait déjà ses grands yeux tristes, sa bouche entrouverte, ses joues rosies par l'incompréhension, ses membres raidis par la surprise. Au bout de longues minutes, elle appela Adam et tapota le coussin à côté d'elle pour qu'il y prenne place.
- Mon enfant, il faut que je t'apprenne quelque chose...
- Maman ?
- Ton père et moi avons choisi de nous séparer.La mâchoire lui en tomba. Il savait que son père ne montrait guère ce qu'il ressentait, mais de là à en arriver à cette situation... Tout de suite, il se demanda quel serait son avenir. Continuerait-il de vivre au château ou sera-t-il contraint de devoir habiter ailleurs ? Ce cas de figure, il ne l’avait jamais envisagé.
Sa mère était son pilier, son point d’ancrage. Que sera-t-il sans elle ? Vivre seul avec son père et Zakhar au château ne le tentait absolument pas. Il préférait fuir. D’ailleurs, il venait juste de le décider : si son père comptait lui imposer cette situation, il partirait.
Sa mère, devinant son inquiétude, lui ébouriffa les cheveux et s’empressa de le rassurer. Elle s’accroupissait pour être à sa hauteur :
- Rien ne changera pour toi. Tu continueras à vivre ici. En revanche, je serais ailleurs. Mais tu pourras venir me voir quand tu voudras. Elle marqua une pause.
- En parallèle, je voulais t'informer d'une menace pesant sur notre royaume. Tu le sais sans doute déjà, mais… méfie-toi des personnes comme Zakhar. Il existe des membres d'une confrérie désirant le mal d'autrui par-dessus tout…
- Ne t'inquiète pas pour moi. Il hésita un bref instant. Je connais quelqu'un qui m'a déjà aidé à me défendre contre Zakhar.
- Qui est-ce, mon enfant ?
- ... Elle ne me l'a pas dit, je crois qu'elle ne parle pas. J’aurais bien voulu l’appeler Ilya, mais c’est déjà ton nom. Du coup je l’ai appelée Daphnée.
- Elle ?
- C'est une ombre. Elle est sort de mon corps des fois.
- Oh, répondit la mère, comprenant à quoi il faisait allusion. Tu as rencontré ton deuxième "toi". Prends-en bien soin et elle t’aidera dans les bons comme dans les mauvais moments. Apprends à la connaitre : elle deviendra ta meilleure amie et ta plus fidèle alliée.♦ Mission ultime (4 ans et demi)
Ilya contemplait la bouille froissée et très concentrée qui manigançait à quelques pas d'elle. Le connaissant, il devait se créer un plan à l'aide de celle qui lui faisait face. Combien de fois avait-elle mis en place ces missions et plans pour ravir l’imagination débordante de son fils ? Elle se sentait déjà loin de lui. N'étant plus reine, sa présence n'était que tolérée au château. Et elle voyait qu'il n'avait plus besoin d'elle pour ses jeux.
Elle fixa avec attention son fils qui jouait dans le grand jardin à modéliser son ombre et semblait être en pleine conversation avec elle.
Son cœur se comprima en pensant à celle qui la remplacera en tant que reine, épouse et mère. Se sentant vaseuse, elle ferma brusquement les yeux.
- Maman, tout va bien ?
- Mon chéri… J'ai appris les nouvelles. Ton père, le roi, va prendre une nouvelle épouse ; une femme prendra ma place ai château.
- ... Pourquoi ?
- Parce que ton père en a décidé ainsi. Elle sera la reine de Vandaaer. Et cherchera peut-être à devenir ta nouvelle maman…
- Non ! Je ne veux pas ! Je n’ai qu’une seule maman !Les larmes aux yeux, elle serra l’enfant de sa chair contre elle. La jalousie du statut de la femme qui habitera en ces lieux lui vrillait le coeur. Elle n'était pas dupe, elle savait bien qu'elle ne satisfaisait pas son ex-mari, qui désirait ardemment le second enfant qu'elle était tout bonnement incapable de lui donner. Mère Nature pouvait s'avérer cruelle parfois.
Malgré tout, elle était incapable de lui en vouloir ; c'était une raison légitime pour divorcer dans le système de la royauté.
Ca avait beau la briser, sa place était ailleurs aujourd'hui. Elle avait beau haïr cette inconnue de toutes ses forces, elle n'avait cessé de songer à l'enfant qui allait être conçu le soir du mariage. Ses ongles se plantèrent dans sa paume, puis ses narines inspirèrent fortement l'air autour d'elle. Elle avala à grandes goulées l'oxygène pur et frais.
Une conclusion s'imposait : cet enfant, si précieux aux yeux de l'homme qu'elle aimait, devait être protégé de tout le mal qui menaçait d'envahir Vandaaer. Pour cela, elle donnerait une dernière mission à Adam, son petit soldat.
- Soldat, j’ai une mission pour vous.
- Je vous écoute mon Général, s’écria Adam en effectuant un adorable salut militaire.
- Quand la reine sera là, il est fort probable qu’elle ait un enfant. Cet –
- Pouaaaaah ! s’exclama Adam en la coupant.
- Soldat ! répliqua Ilya en tentant de ne pas rire.
- Excusez-moi mon Général ! souriait l’enfant de toutes ses dents, démentant ses excuses.
- Vous aurez un petit frère ou une petite sœur. Elle haussa un sourcil réprobateur en voyant l’air dégoûté de son fils. Votre mission sera de le ou la protéger.
Adam ouvrait grand les yeux. Finalement, ça s’annonçait mieux qu’il ne l’avait pensé au départ. Il s’approcha de sa mère et lui chuchota à l’oreille :
- Maman, comment je peux le protéger ?
- En utilisant ce que tu es, Adam. Ta force, ton intelligence, ta ruse… Tes qualités et défauts. Toute ta tête, tout ton corps, mais aussi… Tes pouvoirs.
- J’ai peur de mon pouvoir…
- N’aies pas peur Adam. Tu n’as pas encore vu le dernier…
- Il va me faire du mal ? L’enfant frissonna.
- Trésor, tes pouvoirs ne pourront jamais te faire du mal. C’est à toi de les apprivoiser pour qu’ils te rendent plus fort. Et ton dernier pouvoir… Il sera bien plus puissant que le premier.
- Je vais devenir un héros avec des super-pouvoirs ! s'enthousiasma l'enfant.
- Adam, ne sois pas un héros. Deviens son héros. Protéger quelqu’un n’est pas donné à tout le monde. Et cette personne aura vraiment besoin de toi. Soldat ?
- Je protégerai ce bébé, mon Général.
- Soldat, le serment. Jusqu'où irez-vous ?
- « Jusqu’à la mort et plus loin encore », récita-t-il avec fierté.♦ Contrat scellé (6 ans)
- Adam, vient dire bonjour à ta petite sœur.
- Oui père, répondit-il docilement. Adam se pencha, intrigué, sur le berceau. De larges draps de toutes les couleurs et de plusieurs matières différentes cachaient l’objet de sa curiosité de son regard. Il regarda attentivement le Roi qui ôtait, avec une délicatesse qu’il ne lui aurait jamais cru, les minces couvertures.
Le temps se suspendit lorsqu’il vit enfin à quoi ressemblait l’être. Il plissa le nez et, sentant le regard de sa belle-mère sur lui, réprima avec grand peine une grimace. C’était quoi ça ? Il s’attendait à voir un bébé, et au lieu de ça, il avait sous les yeux une frimousse tellement rose et plissée qu’il croyait avoir affaire à une sénior miniature. Et pour combler le tout : le poupin lâcha un vagissement guttural, faisant reculer prestement Adam.
- Mon fils, qu’en penses-tu ?
- Elle… Euh… Elle est très… Jolie, père… dit-il difficilement, trouvant avec peine ses mots.
- N’est-ce pas ?! sourit-il, fier comme un coq.
Il prit l’enfant dans ses bras et le cajola avec une attention dérisoire. Le jeune garçon ne comprenait pas en quoi elle avait tous ces mérites. Une pointe acérée perça son petit cœur. Il attendit que le roi la repose et que le couple tourne le dos pour se précipiter au chevet d’Airi, tel était le nom du chérubin.
- Airi, j’ai une mission. Je dois te sauver des méchants.Le poupon hurla tandis que l’enfant tordit son visage en une affreuse grimace. La tâche lui paraissait bien plus ardue qu’il ne l’avait imaginée.
- Tais-toi. Airi, tais-toi ! Comment veux-tu que je t’aide si tu nous fais repérer ! lâcha Adam, exaspéré.Airi se calma en voyant Daphné sortir du corps de son frère. Soudainement intéressée, elle tenta de l’attraper avec ses doigts engourdis. Adam reprit confiance et lui tendit son petit doigt.
- Si tu es d’accord pour que je te protège jusqu’à la fin de ta vie, serre mon petit doigt.Adam posa son petit doigt près de la menotte de sa sœur. Cette dernière poussa un petit cri joyeux et empoigna le doigt d’Adam en gazouillant. Face à cette réaction, il ne put s’empêcher de sourire.
- Alors nous avons un contrat, petite sœur : je serais ton bouclier.♦ Premiers pas ensemble (7 ans)
- Père, laissez-moi faire.Adam s’empressa de faire lâcher la main d’Airi de celle du roi et se rua sur la petite main pour la prendre dans la sienne. Depuis qu’elle grandissait, il faisait tout pour être là à chaque fois. Du matin jusqu’au soir, il s’occupait d’elle : petit-déjeuner, vêtements, couches, jeux, bain, coucher, tout y passait.
Au début, il faisait uniquement cela pour la mission que sa mère lui avait confiée. Et puis, petit à petit, chacun de ses gestes avait été récompensé par un regard un peu plus long que ceux qu’elle adressait à d’autres, un sourire dévoilant son unique dent, ou encore le refus de manger quand il n’était pas là.
Ce comportement, il l’avait trouvé bizarre au début, inutile, superflu, forcé, artificiel. Pendant un moment, il avait été tenté de tout abandonner. Seulement il avait tenu bon et depuis, il se sentait un peu spécial dans ce château trop grand où il passait souvent inaperçu. Maintenant, il trouvait absolument normal le fait que sa sœur soit tout le temps près de lui. Quand elle n’était pas là, il se surprenait à la chercher.
Au fil des jours, puis des mois, ils avaient développé une relation quasiment unique. Rares étaient ceux qui pouvaient prétendre avoir des liens aussi solides avec un membre de leur famille. Airi requérait toujours son aide, sa présence, son avis, à un tel point qu’elle en délaissait ses parents, ce qui n’était pas pour déranger Adam.
Le Roi était devenu plus froid avec Adam ; il pensait que son fils cherchait par tous les moyens possibles de l’éloigner de sa fille par jalousie ou manque d’attention. Par conséquent, le père et le fils étaient en termes plutôt tendus et ne se croisaient que brièvement.
La nouvelle Reine, elle, ressemblait à sa mère, bien qu’il ne voulait pas l’admettre. Elle était douce, compréhensive et n’essayait pas de se mettre en travers de son chemin. Il en avait profité pour lui adresser quelques mots où il avait mentionné Zakhar ; elle l’avait écouté et depuis, il dormait dans la même chambre que la petite princesse, au plus grand bonheur des deux fanfarons.
♦ Lien spécial (9 ans et demi)
- Dada ! Viens !Adam souriait en entendant ce surnom affectif et ôta ses vêtements. Airi était déjà dans la grande baignoire de marbre, couverte jusqu’aux épaules d’une eau mousseuse et parfumée à l’aide d’huiles essentielles ; elle invitait son frère à la rejoindre en tapant ses petites mains sur l’eau colorée, provoquant moult clapotis et remous, et en hurlant à tue-tête son prénom – qu’elle avait abrégé par solution de facilité.
Il se laissa glisser dans le bain et soupira en sentant la chaleur pénétrer dans son corps. La petite fille, ravie, l’éclaboussa. Joueur, il lui rendit son geste. Airi ne se laissa pas faire et le simple geste dériva en un jeu. Ils devaient faire trop de bruits, car une domestique ouvrit la porte d’un geste brusque et manqua d’hurler en les voyant ensemble.
- Mais… Mais Adam, que faites-vous ici ?! aboya-t-elle.
- Je prends un bain avec Riri, répliqua-t-il placidement tout en continuant de jouer avec sa sœur.
- Mais c’est inconvenant ! Rendez-vous compte de ce geste ?! Et de ses conséquences ?
- C’est ma sœur.
- Vous êtes un garçon !
- Et alors ? fit-il en la regardant droit dans les yeux, un air mauvais sur le visage.
- VOTRE ALTESSE ! MONSIEUR ADAM PREND SON BAIN AVEC MADAME AIRI ! beugla-t-elle de tous ses poumons.
- … Maria, laissez-les faire, ce ne sont que des enfants voyons. Ladite Maria tua Adam des yeux. Elle détestait que l’on la contredise ou qu’on lui fasse perdre son crédit devant la Reine. Ses yeux se mirent à brûler d’un feu noir, une haine qu’Adam avait déjà aperçue étant plus petit. Sans chercher à comprendre midi à quatorze heures, il laissa échapper un sourire en coin. Son enveloppe de fumée noire se décolla de lui et vient enrober la bonne.
- Dada ? C’est quoi ?
- … C’est mon pouvoir, Airi.
- C’est quoi ?
- Un jeu qu’on ne peut faire que tout seul.
- Oh… Je peux jouer avec toi ?
- Airi, tu ne m’as entendu ?
- Je veux jouer avec Dada !
- … Bon. Que veux-tu faire ?
- Faire partir la méchante !
Adam souriait. Il se retenait de dire qu’il n’avait pas besoin de son pouvoir pour la faire sortir hors de la pièce, mais pour amuser sa sœur, il le fit. Enchantée, la petite en redemanda encore.
- Airi, c’est un jeu très dur, je ne peux pas y rejouer tout de suite.
- Pouquoi ?
- Parce que je ne suis pas encore assez fort.
- Dada est fort ! Fort ! claironna Airi.
- Assez pour toi, mais pas assez pour deux, sourit Adam.
- Fais-le !
- Toi, fais-le.Elle sembla se concentrer. Tout son être se tendit comme la corde d’un arc et ses yeux plissés témoignaient de l’effort intense. Adam tapota sa main sur le crâne de sa sœur et lui promit :
- Quand tu sentiras ton pouvoir, je t’aiderais à l’utiliser.
- Et si la madame méchante ne veut pas ?
- Elle n’aura pas le choix. Personne ne pourra jamais m’empêcher d’être à tes côtés, Airi. - J'AI RÉUSSI, J'AI RÉUSSI, J'AI RÉUSSI ! Chantonna à tue-tête Airi, ravie de son succès.
- Que se passe-t-il Riri ? Demanda Adam en la rejoignant en courant.
- Regarde, j'ai RÉUSSI ! Répéta-t-elle. Un peu étonné par son ton joyeux, il la regarda frapper des mains en se demandant ce qui pouvait bien causer tout cet attirail de bonne humeur. Il chercha autour de lui et tomba des nues en voyant un chat,
leur chat, sortit tout droit de sa tombe. Pour une surprise, c'en était une ! Et d'après ce qu'il voyait, Airi avait réussi toute seule.
- C'est toi qui as fait ça ?
- Oui... C'est pas bien ? S'inquiéta Airi.
- Au contraire, c'est génial ! S'enthousiasma Adam. Ton pouvoir, il est trop cool !
- Et qu'est-ce qui est trop cool, Monsieur ? Demanda Maria, qui était arrivée en douce derrière eux.
- Airi a débloqué son pouvoir, déclara Adam, une lueur de fierté dans les yeux.
- Un pouvoir ? Pfff, une malédiction plutôt ! Qui a besoin de ça dans le royaume ?!
- Taisez-vous. Rugissa Adam.
- Maman a dit que c'était un don... Intervenait Airi, hésitante.
- Elle se moquait de vous, ma chère enfant ! C'est la honte suprême, votre « don » ! Se moqua-t-elle en mimant des guillemets.
- La honte, c'est vous. Vous savez rien faire, à part tâcher le décor.
- Surveillez votre vocabulaire !
- Adam a raison, vous servez à rien ! S'amusa la petite fille.
- Petite impertinente !
- Arrêtez de vous énerver, vous frisez la crise cardiaque.
- Dis Dada, tu penses que je peux la tuer ?
- Tu saurais faire ça ?
- Bah, je peux toujours essayer. Elle haussa négligemment les épaules.Après de moults efforts venant de l'enfant, la domestique hurla soudainement comme une demeurée et courut au puits le plus proche pour se jeter dedans. Ahurie, Airi contemplait le trou, les larmes aux yeux. Elle ne pensait pas que ça serait si rapide, ni qu'elle ne pourrait contrôler l'issue de la mort. Elle fixa Adam.
- C'est moi qui ai fait ça ?
- Je ne sais pas Airi, je ne sais pas. Mais le chat, c'était toi ! Et c'était génial !Elle le remercia timidement, puis s'inquiéta brusquement.
- Mais si maman le découvre ?
- Ne t'inquiète pas, je lui dirai qu'elle était folle, ce qui était vrai en plus !
- Tu as raison... Merci. Elle fondit dans ses bras.Et ils firent les quatre cent coups ensemble, utilisant leurs pouvoirs pour semer le chaos et la pagaille partout où ils passaient. Certains les voyaient comme atteints, d'autres trouvaient leur complicité attendrissante. Mais partout où ils allaient, ils ne laissaient jamais les gens indifférents.
♦ Révélations fortuites (10 ans)
Bien qu'Adam commençait à maîtriser son pouvoir, c'est-à-dire contrôler sa propre ombre, il était décidé à ne pas attendre la manifestation de son deuxième pouvoir les bras croisés. Par conséquent, il avait fait un tour chez l'armurier royal, décidé à trouver l'arme qui fera vibrer son être. Toutefois, il rentra les mains vides. Mais ce n'était pas ça qui le découragea et ses visites se firent fréquentes.
Son père s'informa de ces soudaines allées-et-venues et lâcha un de ses rares sourires en coin mystérieux dont seul il avait le secret. Il convoqua son fils dans ses appartements et le conduisit jusqu'à sa chambre. Il s'accroupissait doucement, tâtait une large latte sur le sol et la soulevait dans un grincement. Du trou noir, il en sortit un large coffre aux brodures et gravures riches et surprenantes, surtout venant d'un homme à la vie aussi sobre malgré son statut.
D'un hochement de tête, il indiqua à Adam d'ouvrir le récipient. Ce dernier ne se le fit pas répéter une deuxième fois et se hâta d'ouvrir le couvercle. Il en resta coit. Sous ses yeux, un katana, dont le fourreau en bois luisait, attendant sagement sur son support. Ses yeux convergèrent derechef vers son père. S'il s'attendait à une telle découverte... !
Le roi souriait franchement, lui délivrant un sourire dont le pré-adolescent se rappellera toute sa vie. S'approchant, il souleva avec grande délicatesse l'arme, ôta son fourreau et la posa avec douceur dans les bras ouverts d'Adam.
- Mon fils, il est maintenant à toi.
- Mais...
- Non, ne dis rien. Je sais à quel point cette arme t'aidera autant que tu l'aidera, et c'est tout ce qui me suffit.
-... Merci, souffla Adam qui n'en revenait toujours pas.
- En échange, promets-moi de tuer ce simili, lança le père avec un clin d'œil.
-... Pardon ?
- Oui, tu sais, Zakhar et sa compagnie, déclara le père en appuyant ses propos d'un geste suffisant, comme s'il annonçait une banalité.
-... Attends, comment sais-tu que Zakhar est un simili ?
- Tu te rappelles, un jour lors de tes 3 ans, je t'avais demandé de m'accompagner chez Zakhar. Il avait essayé de te tuer et toi, en retour, à l'aide de ton pouvoir, tu l'avais envoyé au tapis. Eh bien, croyant qu'il était mort, j'avais essayé de soigner son cœur pour qu'il reprenne vie. Je me suis rendu alors compte que je ne pouvais le guérir... Tout simplement parce qu'il n'en avait pas, de cœur.
-... Depuis tout ce temps tu le savais... Pourquoi ne m'as-tu rien dit ?
- Parce que tant que tu ne le savais pas, tu avais envie de le tuer. Maintenant que tu connais sa véritable nature, tu vas fuir. Je te connais Adam, je t'ai fait !
- Tu me sous-estimes, papa, cracha Adam. Il empoigna le katana et l'attacha à sa taille grâce à la cordelette jaune. Je vais lui faire la peau et te ramener ses yeux.♦ Sombre avertissement (11 ans)
Après l’obtention de ce qui était le Graal aux yeux d’Adam, il passa son temps à s’entraîner avec. Des cibles aux murs, il passa aux cibles suspendues, puis les mannequins de paille se succédèrent, et enfin les hommes de main, les entraîneurs et professeurs. Quelquefois, en se promenant dans diverses ruelles, il tombait par pur hasard sur un combat de rue dont il n’hésitait à se jeter dedans et à en revenir amoché.
Son but ultime ? Le simili, Zakhar. Il avait entendu dire que ces créatures possédaient une agilité légendaire dont ils n’hésitaient pas à utiliser pour ridiculiser leurs adversaires. Ce serait précisément cet atout-là qui les empêchait généralement de se faire émincer comme des oignons. Il n’avait jamais vu de simili, mais ce n’était pas ces rumeurs murmurées du bout des lèvres qui l’empêcherait d’en affronter un.
Après des mois d’entraînement, il se sentait enfin prêt. Nul ne va sans dire que s’il avait exposé son plan à risques à un professionnel, ce dernier l’aurait fait changer d’avis sur-le-champ. Mais comme la tête de mule voulait Zakhar pour son quatre heures, elle partit seule l’affronter, avec son fidèle katana et une résolution sans failles. Dans sa tête, tout était prêt, planifié, choisi. Il voyait déjà l’issue de la victoire en sa faveur et un avenir pour Airi.
D’un pas ferme, il alla chercher Zakhar et le provoquer au fin fond de sa tanière de vipère. Le simili regardait ce petit bout d’homme, un air narquois plaqué sur le visage. Depuis le temps qu’il attendait ça, ce moment où il pourrait enfin détruire ce bâtard – car maintenant, c’est tout ce qu’il était. Déjà qu’il valait rien avant, alors maintenant qu’il n’avait plus sa place au royaume…
Cette fois-ci, il surveillerait attentivement son corps, pour ne pas se refaire surprendre par cette étrange ombre, comme il y a huit ans. Il ne fallait pas qu’il se prenne une arme par mégarde, distraction ou parce qu’une chose l’empêche de bouger à sa guise. Non, il serait prudent. Cette fois, ça sera son heure. Il jubilait rien qu’en y pensant.
- Tu es venu pour moi, insecte ?
- Venu pour ta mort, oui.
- Tu n’arriveras pas à me tuer, surtout avec ton ombre.
- Mais je n’ai pas qu’elle. J’ai aussi… Ça, s’exclama-t-il en brandissant son katana un peu grand pour lui sous son nez.
- Comme si ça allait changer la donne, s’amusa-t-il.Adam chargea et au dernier moment, dévia son arme pour l’enfoncer dans les flancs du simili. Ce dernier se contenta de se décaler légèrement pour voir son assaillant frapper le vide. Le garçon tenta d’autres approches, qui furent toutes aussi infructueuses les unes que les autres. Il avait l’impression ridicule d’être maladroit, malhabile, ou juste imprécis. Zakhar avait tout le temps de lui égratigner le visage, de griffer un bras, d’arracher un bout de peau par-ci par-là.
Désespéré, il essaya de se préserver en projetant sa propre ombre devant lui dans l’intention qu’elle prenne les coups pour lui. Non seulement cela lui causa un mal de chien, mais en plus la protection ne dura que quelques vaines secondes ; autant dire qu’elle n’avait servi à rien. L’issue de la victoire lui semblait loin maintenant… Le simili démoniaque arrêta brusquement ses attaques.
- Je me demande pourquoi je m’acharne autant sur toi… s’interrogea-t-il à voix haute. Avec ou sans mon aide, la douleur te bouffera de l’intérieur ! Il ricana. Si tu savais que ta chère sœur était celle qui allait te détruire… Oups, aurais-je parlé à voix haute ?Interdit face à ce virement de situation, Adam n’hésita qu’un fragment de seconde : au lieu de placer un coup droit, il taillada l’air en de larges gestes. La rage aidant, ses mouvements se firent légèrement plus rapides. Daphné sortit de son corps, se posa devant lui et fit de même dans la direction opposée. Difficile d’échapper à cette faux qui se mouvait à double-sens, se disait Adam.
Revitalisé, il reprit confiance en lui. De longues minutes plus tard, où il haletait à n’en plus pouvoir, une balafre d’à peine deux centimètres colorait d’un filet de rouge l’un de ses bras. C’était peu, et pourtant, à ce moment précis, ça signifiait tout l’or du monde. Le simili railla et lui répéta une nouvelle fois qu’Airi serait la cause de sa chute dans les ténèbres avant de disparaître dans un nuage de fumée noire.
♦ Temps écoulé (12 ans)
- Votre Altesse, voici les derniers rapports, comme vous m’avez demandé.La reine Nharay attrapa fébrilement les enveloppes tendues et les décachetaient comme si sa vie en dépendait. Ses yeux parcoururent avidement les mots écrits à la vitesse de la lumière. Trop prise par son document, elle avait totalement oublié de congédier son domestique, qui ne loupait pas une miette de la scène.
Le corps tendu, elle bascula en arrière et atterrissait sur son siège de velours. Elle porta sa main à son front, l’air soucieux, et paru se rendre brusquement compte qu’elle n’était pas seule dans la pièce. Elle renvoya la bonne d’un ample geste et chercha une solution au problème dont elle était confrontée.
Le son d’une porte mal huilée la coupa de ses sombres pensées. Sur la pointe des pieds, Adam la rejoignait. Il ne manqua pas de lui faire la bise du bout des lèvres, comme la convention l’exigeait, et s’asseyait à ses pieds, la tête sur ses genoux. Il soupira et prit son courage à deux mains pour entamer la conversation qui s’annonçait douloureuse.
- Je dois vous parler d'Airi…
- A-t-elle un souci ? demanda la reine en gesticulant sur sa chaise, espérant ne pas entendre ce qu’elle craignait.
- Ils la veulent.
- Adam, cela fait longtem -
- Sauf votre respect, cela ne peut plus continuer. Il est temps d’y mettre un terme, tenta-t-il, la gorge asséchée par l’émotion.
- C’est ma fille ! s’écria-t-elle.
- Et c’est ma sœur ! s’exclama-t-il en se redressant brutalement, rompant le contact physique.
- Je ne peux pas faire ça…
- Et moi, je ne peux tout bonnement pas la laisser mourir ! Je m’en fiche de risquer de mourir à chaque seconde, mais je… Nharay, je ne peux pas être sur tous les fronts. Tant qu’elle est au château, elle est sous ma protection, mais dès qu’elle sort, c’est à en perdre la tête : l’ennemi est partout, plus nombreux et dangereux à chaque fois. La confrérie noire détient un pouvoir de plus en plus absolu dans le royaume, le peuple se fait corrompre sans opposer la moindre résistance. Airi est en danger ici, je ne peux plus le suffire. Si vous saviez ce que ça me coûte de vous avouer mon impuissance...
- Adam, tu as toujours fait de ton mieux pour elle, tu n'as rien à te reprocher, le rassura-t-elle en frôlant ses cheveux de ses doigts. Elle inspira fortement. Il est temps... décida-t-elle en fermant les yeux. ♦ Petit cœur brisé (un peu plus de 12 ans)
Suite à sa décision prise quelques jours auparavant, Nharay, une certaine nuit d’un mois froid, fit ce qu’elle se devait de faire. Pendant le profond sommeil de sa fille, elle avait déposé un sort protecteur, l'empêchant de se rappeler de ses souvenirs datant de sa naissance à ses six ans, c'est-à-dire jusqu'à ce jour. Elle savait qu’il ne lui restait plus que quelques heures avant le trou noir, la page blanche, le vide complet, le néant.
Au petit matin, la reine, le teint pâle, et le roi, les yeux hagards, appelèrent Airi ainsi qu'Adam, qui s'approcha mécaniquement d'elle pour serrer sa main avec une force qu'il ne se connaissait pas. Se doutant que quelque chose n'allait pas, elle leva ses beaux yeux sur son frère.
- Dada, qu'est-ce qu'il se passe ? Contrairement à d'habitude, il ne lui répondit pas et se contenta de tomber à genoux pour l'enlacer dans ses bras. Il huma son humeur en se disant que c'était sûrement la dernière fois et senti les larmes humidifier ses yeux puis les brouiller de toute vision. L'enfant regardait son frère, interdite, puis regarda ses parents.
- Maman, papa... ?
- Mon amour, on t'aime de tout notre cœur, ne l'oublie jamais. Mais nous n'avons pas le choix... Les ténèbres nous absorbent et referment leurs griffes sur toi...
- J’ai peur…
- Mon enfant, fuis tant que tu le peux. Fuis, même si nous tourner le dos te fait peur.
- Je ne veux pas partir, je veux rester avec toi, avec papa, avec Dada… Je veux rester avec vous… Ne me laissez pas…
- Ta vie vaut plus que la nôtre. Ta pureté nous sauvera quand l'heure sera venue.
- J’ai peur maman, J’AI PEUR, J’AI PEUR, J’AI PEUR !!! Hurla-t-elle, complètement affolée, en se recroquevillant sur elle-même.Ils s'approchèrent à leur tour de l'enfant pour lui prodiguer un câlin sensé la réconforter, mais qui ne l'inquiéta que davantage. Elle tenta maladroitement de se débattre, seulement l’étreinte de ses parents était plus forte que sa volonté. L'atmosphère était tellement pesante, elle lui renversait l'estomac et lui donnait envie de rejeter tout ce qu'elle avait ingurgité au petit-déjeuner.
- J'ai… envie de vomir, déclara-t-elle simplement d’une voix blanche, comme si elle ne pouvait pas repousser la fatalité en utilisant d’autres mots.Adam fut secoué d'un rire nerveux. En d'autres jours, il serait moqué de sa petite Riri avec plaisir, mais là, rien que l'entendre parler avec franchise était un supplice. Il regarda du coin de l'œil Nharay et elle hocha simplement la tête. Adam se redressa et empoigna rudement Airi par le bras, l'emmenant au-dehors de la pièce où étaient ses parents, au-delà du château, loin de Vandaaer.
Arrivés à la Cité du Crépuscule, il relâcha sa prise et resta les bras ballants en fixant sa chère sœur. Il frissonna et tourna les talons. Airi se jeta sur lui, agrippa sa manche, les yeux larmoyants. Mais que se passait-il aujourd'hui ? Des mots s'échappèrent de ses lèvres.
- S'il te plaît, ne pars pas.Adam se retourna, une boule en travers de la gorge. Il s'asseyait sur ses talons et relevait sa tête pour regarder sa sœur dans les yeux. D'une main tremblante, il caressa la joue rebondie d'Airi et lui déclara :
- Je te retrouverai encore et encore. Toujours, où que tu sois. Je te le promets. Tu ne croyais pas que j'allais partir sans être sûr de te retrouver au moins une fois ? Il se rapprocha autour d'elle et lui passa un médaillon autour du cou ; un camée, contenant un cœur gravé encadré de chaque côté par deux ailes d'ange, y pendait. C'était le cadeau qu'il lui avait offert pour son dernier anniversaire, et la demoiselle n'avait fait que le porter nuit et jour ; c'était sans conteste son bijou favori.
- Adam, je t'aime, souriait-elle du mieux qu'elle pouvait.Il sentit ses dernières barrières céder.
- Je ne veux pas te quitter... Que ferais-je sans toi ? Qu'est-ce que je vais faire si tu pars loin de moi, trop loin pour que je te puisse retrouver ? Si tu croises des ennemis sur ta route, comment pourrais-je te défendre en étant si loin ? Et si une fois grandie, si un homme te fait la cour, dis-moi comment je pourrais lui regretter son acte alors que je n'en verrai ni n'en entendrai rien ? Et qu -Airi lui coupa la parole en posant un doigt sur ses lèvres rosies par le froid et le serra de toutes ses forces contre son petit cœur. Il lui rendit son étreinte, jusqu’à ce qu’il sente le corps de sa sœur peser anormalement dans ses bras, puis lui filer entre les doigts.
Ahuri, il se pencha sur elle et vit qu’elle… semblait dormir. Paniqué, il tenta de la réveiller. En vain. L’heure semblait être arrivée. Un poids dans sa poitrine l’empêcha de respirer à fond l’air ambiant. Si le charme fonctionnait, alors…
Il se sépara d'elle et glissa furtivement une lettre sous son manteau trop grand. S’approchant d’un groupe d’hommes causant à renforts de mots forts et de grands gestes, il épiait pendant de très longues minutes la forme étendue à terre. Au bout de ce qui lui parut être une heure, la petit tête rousse frissonna et s’aida de ses mains pour se relever.
L’organe sous son buste se mit à battre à cent à l’heure. L’espoir, c’était lui le responsable de toute cette agitation. Guettant avidement ses réactions, il se détacha de l’attroupement, désirant malgré lui s’avancer, se faire reconnaître. Il en fut pour ses frais. La petite fille tourna la tête dans tous les sens, cherchant avec précipitation un repère où ancrer une habitude, un semblant de sûreté, une attache qui la rassurerait. Pas une fois elle ne regarda Adam.
Elle finissait par laisser de légères empreintes sur le sol en esquissant quelques pas vacillants. Prêt à l’aider, comme il l’avait toujours fait, il se rapprocha d’elle d’une vive enjambée. Sa tête se balança à toute allure de son côté et elle le fixa étrangement pendant de brèves secondes qui parurent une éternité au plus âgé.
Il entendit très nettement, comme au ralenti, son petit cœur rouge palpitant être arraché par cette petite fille autrefois si joyeuse, puis se fissurer en une dizaine de milliers de petits morceaux devenant noircis par la souffrance et par ce deuil soudain. Et ça saignait, bon sang, ça saignait. Tout son être appelait à l’aide, suppliait toutes les entités possibles à l’aide.
Le sang battait anormalement fort à ses tempes, la panique l’empêchait de respirer correctement et ses poumons avaient tout simplement lâchés. Son regard se brouilla, il fut incapable un instant de distinguer sa sœur qui se dressait à quelques mètres de lui. Lorsqu’il fut capable de voir à nouveau, il fut choqué, abasourdi par ce qu’il pouvait voir. S’il s’attendait à ça !
Dans ses yeux, c’était… Rien. Il ne distinguait rien de ce qu’il connaissait : leur scintillement singulier, leur lueur maligne, ou encore leur feu de joie.
Il cligna des yeux, juste une fois. Le temps qu’il mit pour les rouvrir, Airi avait filé droit sans demander son reste. Une fois qu’elle eut tourné le dos, de nouveau seul, Adam murmura :
- Je prierais pour que tu rentres à la maison.Il sentit une traînée humide sur sa joue, puis d'autres. Il porta les mains à sa gorge, qui semblait se rétrécir d’elle-même sans lui demander son avis. Ses genoux le trahirent honteusement et son corps s'écroula lourdement sur le sol, ne supportant plus le poids de son accablante âme.
Dans un ultime besoin de réconfort, Adam se recroquevilla sur lui-même. En position de fœtus, il hurla sa douleur au paysage désolé, comme un nouveau-né hurlerait sa douleur d’être séparé de la chaleur du ventre de sa mère. Les larmes creusaient des rivières sous ses yeux. L'estomac en bouillie, les poumons en feu et la tête sur le point d'exploser, il s'endormit avec la nausée au bord des lèvres.
Il finissait toutefois par se réveiller, espérant que tout ne soit qu’un mauvais rêve. Le souvenir de ses yeux hantés par le néant lui revient en force et la nausée l’emporta sur le champ, l’obligeant à cracher ce nœud qui lui ceinturait l’estomac. Une fois le ventre vide, il se rallongea et ferma les yeux, cherchant à tout oublier.
Un flash lui fit reprendre conscience. Son père. Sa mère. Nharay. Tel un automate un peu amoché, il se remit difficilement debout. Le cœur au bord des lèvres, il retrouva le chemin du château, mais pas celui de sa maison. Car chez lui, c'était avec elle.
♦ Réalité accablante (12 - 16 ans)
Quand il était rentré, personne ne l’avait accueilli. Les lieux étaient vides, sans la joie perpétuelle de… Putain, c’était tellement dur de ne pas penser à elle. Mais il se devait de barricader ses souvenirs, sinon, les perles salées manquaient de dévaler le sillon de ses joues à chaque fois. Il était à bout, il se sentait tellement seul, comme avant sa naissance. C’était presque comme si elle n’avait jamais existé.
Personne ne parlait d’elle, personne n’évoquait son sourire. Sa chambre avait été fermée à clé, et son contenu, placé quelque part dans le royaume, « en sécurité », selon son père. Mais bon Dieu, il ne demandait que ça, de revoir ses jouets, de respirer son odeur. Il en avait cruellement besoin, il ne pouvait pas vivre sans elle. Elle lui manquait tellement qu’il avait été tenté, plus d’une fois, de partir à sa recherche.
Mais à chaque fois, le devoir l’avait emporté sur la passion. S’il voulait assurer un avenir décent pour celle qui avait emporté son cœur – façon de parler -, il devait exterminer ses ennemis. Plus jamais elle ne devait se sentir en danger, plus jamais elle ne devra fuir face à ces créatures. C’était le moins qu’il puisse faire. S’il échouait, il ne méritait pas de la revoir.
Nharay veillait de loin sur lui. Elle se sentait complètement impuissante, et elle savait que si elle essayait de lui adresser quelques mots de réconfort, l’adolescent la rembarrerait immédiatement. Depuis sa récente perte de poids, sa pâleur maladive et ses yeux hagards, elle n’en pouvait plus. Elle en avait déjà parlé à son mari, qui lui avait assuré d’un ton négligent que « ça lui passera, c’est juste une période ».
La mère au fond d’elle s’inquiétait de jour en jour ; c’est pourquoi, finalement, elle décida d’instaurer une petite discussion avec celui qu’elle considérait comme son propre fils. Elle rejoignait Adam dans sa chambre aux volets tirés et s’asseyait délicatement sur le lit devenu trop grand pour ce corps frêle. Ce fut elle qui entama la discussion.
- Adam… Il faut qu’on parle. Elle n’obtenu aucune réponse. Adam, s’il te plaît, fais un effort, je sais bien que-
- Je fais des efforts tous les jours, la preuve : je te supporte ! Une petite pointe acérée piqua son cœur. Estomaquée par cette bouffée d'audace, elle fixa le garçon aux cheveux trop longs dont le visage était enfoncé dans un oreiller. Depuis quand était-il devenu si amer ? Elle s’était trompée : elle aurait dû agir il y a bien longtemps. S’approchant du corps maigrichon, elle caressa ses chevilles, qu’Adam retira prestement de sa portée.
- Mon chéri, qu’est-ce qu’il y a ?
- Tu as le culot de me demander ce qu’il se passe ?! Adam se redressa fébrilement, indigné. C’est TOI qui as effacé ses souvenirs, c'est TOI qui a voulu que je l'emmène loin d'ici, c'est TOI qui a voulu nous séparer ! TOUT EST DE TA FAUTE ! JE TE DÉTESTE ! Hurla-t-il avant de s'écrouler sur l'oreiller, les joues ruisselantes de larmes.Ses épaules s’affaissèrent. Elle y pensait constamment. Tous les jours, elle se demandait ce qui se serait passé, où ils en seront aujourd’hui si
elle était restée. Les ténèbres l’auront-ils engloutie ou auraient-ils su l’en préserver ? Malheureusement, elle n’aura jamais de réponse. Et elle ne pouvait que se constater d’espérer qu’où qu’elle soit, sa petite fille vivait dans le bonheur qu’eux, la famille royale, ne connaissait plus depuis son absence.
- Ce n’est pas parce que j’ai fait ce choix que je l’approuve, répondait-elle simplement.
- Ma mère, elle, n’aurait jamais fait ça, lui jeta-t-il méchamment.
- En parlant d’elle, la voilà. Elle pointa la femme à la démarche élégante qui entra dans la pièce. Nharay se releva. Je vais vous laisser parler. Ilya.
- Votre Majesté, s’inclina Ilya.Elle attendit décemment que la reine sorte pour se relever. Étonné par tant de docilité, il ne pipa mots. Dans ses souvenirs, sa mère, c’était une rebelle… Non ? Ilya grimpa sur le lit et s’asseyait sur ses genoux. La mine sévère, elle regardait son fils avec des yeux durs. Sentant qu’il avait fauté quelque part, Adam baissa le regard et attendit qu’elle prenne la parole.
- Tu n’as rien à me dire ? jeta sa mère.
- Par rapport à… ?
- Airi, qui d’autre !
- ... Non.
- Tu ne te sentirais pas un peu… responsable ?
- … Si. Je sais que c’est ma faute. Adam frissonnait.
- Évidemment que c’est ta faute ! Perdu, il releva la tête. Depuis ce jour, non, depuis plus longtemps encore, c’était la première fois qu’il se faisait ouvertement accuser de la « disparition » d’Airi. Nharay s’appliquait à répéter que « c’était le destin, c’était comme ça » et son père radotait à longueur de journée que « si c’était la faute à quelqu’un, ça serait celle de ces abrutis de similis ». Et sa mère arrivait comme une fleur, rejetant toutes ces phrases longuement répété avec un « c’est ta faute ».
- Adam, tu devais la protéger. Si elle est ailleurs aujourd’hui, alors tu as failli à ta tâche. Tu ne lui as servi à rien, et ta faiblesse l'a perdue.Il restait à se morfondre, se noyant dans ses pensées morbides toute la sainte journée. Ilya et Nharay avaient essayé, sans succès, de le mêler à des groupes d'adolescents de son âge, de le sortir, de lui parler. Elles n'avaient rien pu en tirer. Les rares fois où il bougeait, c'était pour s'entraîner avec son katana, qu'il avait pourtant délaissé lors du départ d'Airi. Les deux femmes ne voyaient pas ça d'un bon œil, mais devaient admettre qu'il n'y avait que ça qui pouvait l'aider.
♦ Engagement (17 ans jusqu'à aujourd'hui)
Au fil du temps, sa haine n'avait fait que s'accentuer ; le petit fleuve avait mué en un torrent vertigineux qui manquait de l'engloutir à chaque tournant. Il haïssait sa mère intolérante, son père qui ne l'avait pas aidé dans sa chasse au simili, Nharay pour avoir aspiré sans hésitation la mémoire d'Airi et par-dessus tout, il en voulait à lui-même.
Se jugeant lamentable, il ne s'était jamais pardonné cette faiblesse, cette incapacité à pouvoir tuer le simili aux paroles destructrices, à ne pas avoir su manier la lame du katana de son père de manière à lui couper le sifflet. Il avait donné sa parole à sa soeur et scellé un contrat alors qu'elle était encore au berceau ; elle lui avait donné sa confiance, il l'avait trahi. Rien ne pouvait être plus pathétique.
Parfois, ses sentiments envers Airi transitaient. L'amour, la fierté et l'ivresse des moments partagés se mélangeaient, et alors ses souvenirs se transformaient alors en une douce amertume pouvant aller jusqu'à une délectable rancœur. Des fois, il se souvenait de l'avoir aimée comme il n'avait jamais aimé personne ; d'autres, il se demandait comment il avait pu être assez con pour ne pas voir que son sourire lui dévorait les entrailles à petit feu.
Dans ces moments où le doute lui empoisonnait l'esprit, il était certain que sa sœur était ravie de son destin et qu'elle voulait s'éloigner de lui. Il se disait que si elle avait vraiment voulu rester à ses côtés, elle se serait battue contre le pouvoir de Nharay qui lui avait sondé le crâne, ou qu'elle aurait trouvé un antidote, n'importe quoi pour résister. Quelque chose lui soufflait qu'elle s'était laissée porter par les évènements sans se défendre.
La raison, quand elle lui revenait, lui criait que, du haut de ses six ans, elle n'avait pas beaucoup de moyens pour sortir de l'emprise du destin. Alors, il croulait sur les remords et enjoignait à sa sœur, où qu'elle soit, de lui pardonner, de ne pas oublier qu'elle l'aimait et qu'il attendait qu'elle lui prouve qu'elle l'aimait en revenant le plus rapidement possible à la maison. Mais elle n'était encore jamais revenue, et il doutait de plus en plus de sa bonne foi.
« Zakhar m'avait prévenu, qu'elle serait ma perte, la cause de ma chute. Six ans après, ça me crève toujours autant le coeur de repenser à elle, elle et ses beaux yeux vides. Elle m'avait tourné le dos, m'abandonnant sans aucune pitié, sans se soucier de ce que ça allait me faire. Le plaisir des femmes et des hommes, l'abstinence, la douleur de la vie, la privation de ce que j'aime, les belles paroles, les promesses : aucune de ces conneries n'a réussi à me faire reprendre contact avec cette foutue réalité, ma réalité. »Le jeune homme aux noirs desseins ne désirait obéir à aucune loi. Déjà que sa vie était merdique, alors si en plus il devait se soumettre à quelqu'un ou quelque chose... Mais Daphné avait changé la donne. Une après-midi, elle avait disparu sans prévenir pour rentrer avec un papier entre les mains. Une affiche de recrutement par la Confrérie Obscure. Une occasion ou une couverture. Une façon de se pardonner ou une manière de continuer ce qu'il avait raté, nul ne le savait.
Cheveux rasés, corps faible devenu musclé, larges habits de noble troqués pour des vêtements sobres et près du corps, tatouage englobant son bras droit, la quasi-totalité de son buste et l'intégralité de son dos, personne ne le reconnu en tant que bâtard du Roi, et tant mieux. Il usa de son deuxième nom, Cole, pour entrer dans la Confrérie et passa l'examen d'entrée haut la main. Le plus facile était fait : infiltrer ce qui représentait le groupe d'abrutis à ses yeux.
Peu de temps après son recrutement, il fut sollicité pour réaliser quelques missions, le genre qui traînait des années sur les panneaux d'affichage, le travail de merde que personne ne voulait faire. Sans chercher la petite bête, il accomplissait docilement ses tâches, jusqu'à ce que l'étiquette "Nouveau" se décolle de son dos pour atterrir sur celui de la dernière personne arrivée à la Confrérie. Alors seulement il pu souffler.
Devenu un membre comme un autre, il enchaînait les activités jusqu'à sortir du lot - de la bonne manière cette fois-ci. Apprécié pour sa discrétion et sa précision, ses supérieurs directs lui proposèrent un grade plus valorisant. Il refusa de diriger un groupe de soldats et demanda à travailler seul, tout en ayant des dispositions que les simples membres n'avaient pas. Sa requête fut accordée « parce que c'était lui » ; c'était comme ça qu'il était devenu un mercenaire à part entière de la Confrérie.
Travaillant seul, il était tranquille pour fourrer son nez dans les affaires des autres sans que ceux-ci ne le remarque. Glanant des informations çà et là, il apprit rapidement que des petits groupes d'hommes avaient été lancés pour retrouver la Princesse Airi, mais qu'à force de voyages inutiles, les escadrons avaient peu à peu diminués. Satisfait de cette nouvelle, il se présenta à son chef pour faire partie des groupes de recherche. Sa demande suscita l'étonnement, mais compte tenu des faibles effectifs et du peu de qualité des renseignements obtenus, elle fut une nouvelle fois acceptée.